KERA MACKENZIE & ANDREW MAUSERT-MOONEY
STONES FOR THUNDER
En ligne du 19 janvier au 19 février
Olivier Dorais
Réapprendre/désapprendre.
À propos de Stones for Thunder de Kera MacKenzie et Andrew Mausert-Mooney
Ce qui à première vue nous semble le plus opaque est bien souvent la plus simple des choses, cependant si simple que précisément elle nous échappe, sans bien savoir si c’est nous qui, toujours déjà, l’avons prise, comme une charge qui s’oublie, ou si c’est nous-mêmes qui, toujours déjà, sommes pris par elle, comme un astre qui nous porte. Si c’est elle qui toujours déjà nous a abandonnés, ou bien nous-même qui toujours et encore nous abandonnons à elle. Ce simple est celui du proche, si proche qu’il aura été oublié, à moins qu’il ne soit proche parce qu’oublié justement. Ces choses simples sont la propriété de l’oubli. Elles sont de ces choses que – mieux vaudra tôt que tard, et il est bien tard à vrai dire – il nous faut réapprendre. Mais ce qui a été appris une première fois, ne peut l’être de la même manière une seconde fois. Ce que l’on a intégré comme gestes et appris comme rôle, ces danses et ces rites qui se sont immiscés en nous, que nous avons incorporés – tout le possible que nous avons enfoui, amassé en nous-mêmes, oublié là –, cet oubli que nous sommes devenus, ne peut plus être appris. À moins que pour être appris, et improprement, il nous faille désormais le désapprendre. Pour être connu de nous, rappelé à nous, il nous faut d’abord le reconnaître, trouver la distance qui nous mène au cœur de ce que nous sommes devenus. – Rien n’est plus simple. Et cependant opaque. Rien n’est moins neuf, et pourtant qui doit être sans cesse réappris, et pour cela désappris, à mesure qu’insensiblement ce rien se renouvelle et vieilli, que s’évanouissent en nous ses traits.
Il n’est rien de plus élémentaire, rien de plus simple que la leçon de choses du film Stones for Thunder : faire l’inventaire de ses moyens. Comme recouvrer peu à peu des membres que l’engourdissement paralyse. Se réfléchir, c’est ici déplier les espaces qui, repliés et pesants, se sont amassés en lui, s’y jouxtent et s’y mêlent, pour reconnaître et à terme montrer, qu’il n’est lui-même en propre aucun de ces lieux, mais le lieu même de l’articulation des lieux. Moins l’inventaire des choses que l’on a, des lieux que l’on habite, que l’établissement de sa puissance. Sa situation est celle du passage, du montage et de conversion réciproque des places les unes dans les autres : le vide qui gît en tout lieu, ce vide où s’étend replié sur lui-même son territoire à perte de vue. Virtuellement infini, mais non pas sans frontières. L’espace du film est cet espace impropre qui, latent, habite tout espace. Se découvre ainsi une double parenté – attendue – entre lui et le théâtre, d’une part, et entre lui et le politique d’autre part. Film, théâtre et politique sont des espaces apparentés : par l’espace impropre qui est le leur, ils sont des espèces d’un même genre. Pour Stones for Thunder, entrer en lui-même, c’est tout de suite sortir hors de soi, découvrir l’espace impropre qui l’apparente à ces autres qu’il n’est pas.
Si l’on quitte le monde illuminé de la vie pratique, et que l’on pénètre dans la noirceur que protégeait à l’instant une porte close, à mesure que se dissipe autour de nous le contour des choses, la surface par laquelle on s’en saisit et en use, à son tour pénètre en nous la ténèbre dans laquelle nous entrons, sur le fond de laquelle passent et se succèdent les images des choses et des gens, qu’accompagnent des sons orphelins. Cet espace imaginal, cet espace impropre qui s’ouvre à nous, n’est ni neutre ni vide. Il n’est pas innocent. Tout y est au rebut, tout y est en attente. Nous n’y trouverons pas le fonds magique et coloré de l’imagination créatrice, mais un espace tristement peuplé, d’images de choses, de comédiens et d’accessoires surannés, qu’entrecoupent des appareils désuets. Créer y est ici assemblage, engendrer y est fabrication, imaginer à neuf y est variation. C’est un espace trouble, de latence, fait de la patine des choses, où tout est désespérément usé, jusqu’au temps lui-même qui traîne quelque part, entassé dans un coin. Rien n’y est rassurant, tout y est ambigu. Surface redoublée, surface réversible. Voir et être vu y sont une seule et même chose. Regarder au travers du trou d’une serrure, c’est en même temps être surveillé de loin, photographié peut-être. C’est un espace fait d’images, dont nous sommes à la fois les acteurs et les porteurs. Nous faisons notre propre histoire. Mais nous ne la faisons pas arbitrairement, dans des conditions choisies par nous. Tout y est configurable, tout y est déjà configuré. Imaginer là l’espace qui tournoie c’est perdre l’équilibre, c’est jouer de soi, exercer sa puissance d’être affecté.
Ce qui s’opère dans un film, cela travaille toujours déjà l’organisation de nos vies : mise en scène des corps et attribution des places, mise en ordre des choses et synchronisation des gestes, constitution des manières de sentir et mise en forme des espaces et des temps. La nature fait son entrée sur le théâtre de l’histoire, d’où elle ne ressort point intacte. Le flot du temps y est entravé et s’engorge, ses eaux sont emprisonnées dans un système de digues et de barrages. La durée s’organise et se structure en espaces sociaux et en praxis, s’articule en rythmes, se fragmente en images. Temps et espace sont perméables l’un à l’autre : le temps se constelle et l’espace vieillit.
Illusion du réel, réel de l’illusion. Montrer ce qui hors la scène la constitue, réfléchir le réel du théâtre, c’est en même temps tirer l’attention par la manche sur le théâtre du réel. Montrer toutes les médiations – travail, savoir-faire, appareils, infrastructures, représentations, idée de ce qui fait événement, auditoires, attention soutenue, attention construite, etc. – qui ensemble concourent à la construction du « direct », qui prétend à l’immédiateté et où il s’agirait de réagir promptement au passage du temps lui-même, c’est inviter à poser le regard sur toutes les médiations dont notre immédiateté est faite, montrer dans quel recoin l’instant a été piégé et constitué tel qu’il est. S’attacher à montrer ce qui fait l’apparence de réel, c’est ouvrir la brèche à travers laquelle se révélerait ce qui constitue le réel de l’apparence.
Au-dessus de nos têtes, un avion traverse le ciel, nous levons les yeux vers lui, et tout de suite nous voilà dans l’appareil, où sur un écran nous voyons, qui passe à toute vitesse au-dessous de nous, une piste d’atterrissage, et nous revoilà sur la terre ferme, redevenus piétons comme au point initial de la séquence. Ce n’est pas du dehors, mais de l’intérieur même de l’apparence que s’opèrent les retournements, parce qu’en tout espace niche cet espace autre, cet espace virtuel où le film agit. Stones for Thunder se retourne sur lui-même et découvre cet espace impropre qui est le sien, et qui doit nécessairement le mener vers d’autres. Mais il doit aussi, dans ce retournement, s’apercevoir et se reconnaître, une fois au moins, au sein d’une filiation historique – et face à elle, à la fois filiation et matériau –, à laquelle il appartient en droit : ce mode de comportement transmis par la tradition qui s’appelle art, témoin des régimes historiques du regard et de la perception.
Rien de plus élémentaire que la leçon de Stones for Thunder. C’est une leçon d’esthétique, mais d’une esthétique élargie. La leçon qu’un film et ceux qui le font se donnent à eux-mêmes, là où l’esthétique se découvre comme espace impropre, lieu de conversion et d’articulation immanentes, espace toujours déjà rempli, espace de présentation et d’expérimentation sur l’étoffe sensible de nos vies. – Derrière le cadran d’un temps spatialisé, résiderait quelque part dans une chambre obscure – fantasme misérable, fantasme merveilleux – un carrousel aux papillons, une image qui ne vieillit jamais, et que recèle tout instant que l’oubli recouvre. Ce n’est qu’une image, une direction, certes enfantine, mais c’est peut-être une telle image qu’ont en tête ceux-là qui apprennent à désapprendre.
Relearning/Unlearning. On Stones of Thunder.
What at first glance strikes us as the most opaque of things is often the simplest. So simple that it never fails to escape us, without our knowing whether it’s we who have taken it up like a load forgotten, or whether it’s we who are taken up by it, like a star that bears us along. If it’s something that has always already abandoned us, or if it’s we who are always and again abandoning ourselves to it. This simplicity is that of the near-field, so near that it is forgotten, so close by virtue of being forgotten. These simple things belong to forgetting. They are the things that—the sooner the better, and it’s quite late, to be frank—we must relearn. But what has been learned a first time cannot be learned the same way the second time. What we have integrated as gestures, learned as roles, these dances and these rites that we have absorbed and incorporated into ourselves—all the possibility we have concealed, accumulated in ourselves, forgotten there—, the forgetting that we have become, can no longer be learned. Unless, in order to be learned—and incorrectly—we must now unlearn it. In order for it to become known to us, recalled to us, we must first recognize it, find the distance that leads us into the core of what we have become. Nothing could be simpler. And yet opaque. There’s nothing less new that must be relearned incessantly, and consequently unlearned, as this nothing that renews itself and grows, its outlines vanishing inside us.
There is nothing more elementary, nothing more simple than the lesson of things in the film Stones for Thunder: to take an inventory of our means. As if to recover little by little one’s limbs that numbness has paralyzed. To reflect here is to reveal the folded-up and heavy spaces that have accumulated within, jumbled together and blended, to recognise and ultimately show, what is not itself any of these places, but the very place of the places’ articulation. Less an inventory of the things that one has, places one inhabits, than the institution of its power. Its situation is that of passage, montage, and the reciprocal conversion of places into each other: the emptiness that lies in every place, that void where its territory folded back on itself stretches out as far as the eye can see. Virtually infinite, but not without borders. The film’s space is that estranged space that is latent within every space. Here is apparent a doubled relation—expected—between film and theatre, on the one hand, and between film and politics on the other. Film, theatre, and politics are related spaces: in being estranged, they are types of common kind. For Stones of Thunder, to enter into oneself is to immediately step outside oneself and discover the estranged space that makes apparent to these others that it is not.
If we leave this world lit up with practical life and penetrate into the darkness that a closed door was hiding until just now, as the contours of things melt away around us, the surfaces by which we take hold of and wield them, in turn the darkness penetrates us, as we step into it, where are passing in succession images of things and people, accompanied by orphaned sounds. That imaginal space, that estranged space that opens itself to us, is neither neutral nor empty. It is not innocent. There everything is left to waste, everything is waiting. Here we will not find the colourful magic source of the creative imagination, but a sadly peopled space, with images of things, of actors and outdated accessories, spliced together by old-fashioned machines. Here, creation is assemblage, to engender is fabrication, to newly imagine is variation. It’s a troubled space, of latency, made up of the patina of things, where everything is hopelessly worn out, even down to time dragging itself around somewhere, left in a pile in the corner. Nothing is reassuring, everything is ambiguous. Redoubled surface, reversible surface. To see and be seen here are one and the same thing. To look through a keyhole is likewise to be surveilled from afar, photographed, perhaps. Being in a space composed of images, of which we are both the actors and the bearers. We make up our own history. But we don’t do it arbitrarily, under conditions that we have chosen. Everything here is configurable, everything is already configured. To imagine whirling space is to lose one’s balance, to play willingly, to exercise one’s power to be affected.
What is operative in a film, is that which is always already at work on the organisation of our lives: an arrangement of bodies and attribution of places, ranged in the order of things and synchronisation of gestures, constitution of ways of feeling, and the giving of a shape to spaces and times. Nature enters into the theatre of history, but it emerges not at all intact. Time’s flow is hobbled and engorged, its waters are imprisoned in a system of dykes and dams. Duration organises and structures itself in social spaces and in praxis, articulates itself in rhythms, fragments itself into images. Time and space are permeable the one to the other: time is constellated, space ages.
Illusion of the real, the real of illusion. Showing what lies offstage and yet constitutes the stage, reflecting the real of theatre, is at the same time to brusquely call our attention to the theatre of the real. The effort to show all the mediations—work, knowledge, devices, infrastructures, representations, the idea of what makes an event, an audience, sustained attention, constructed attention, etc.—that contribute to the construction of the “live”, with its claims to immediacy and where it’s all about reacting promptly to time’s very passing, is to invite us to have a close look at the mediations that constitute our immediacy, to show in just what cranny the instant has come to be trapped and constituted as it is. To show what it is that makes up the appearance of reality—this would be to open the breach through which the real of appearances would reveal itself.
Over our heads, an airplane crosses the sky, we lift our gazes to it, and all of a sudden there we are inside the vehicle, where on a screen we see, rapidly passing beneath us, a runway, and here we are back on solid ground, pedestrians again as at the starting point of the sequence. It’s not from the outside, but from the very interior of appearance that these reversals operate, because in every space there nests this other space, the virtual space in which the film acts. Stones for Thunder turns back on itself and discovers that estranged space that is its own, and which must necessarily lead it toward others. But it should also, in this turning back, perceive and recognise itself, at least once, at the center of a historical line of descent— both descendance and material—, to which it rightfully belongs: this mode of behavior handed down by tradition that calls itself art is witness to historic regimes of the gaze and of perception.
Nothing is more elementary than the lesson of Stones for Thunder. It’s a lesson in aesthetics, but an enlarged aesthetics. The lesson that the film and the filmmakers call forth, whereby aesthetics is discovered as an estranged space, the site of conversion and immanent articulation, a space always already occupied. A space of presentation and experimentation woven into the very sensorial fabric of our lives. —Behind the face of a spatialized time, there would reside somewhere in a dark room—miserable fantasy, marvelous fantasy—a carousel of butterflies, an image that never ages, that conceals every instant that forgetting covers up. It’s only an image, a direction, certainly childish, but it’s perhaps an image such as that in the minds of those who learn to unlearn.
Translated from original French by Jacob Siefring. Edited by Benjamin R. Taylor and Olivier Dorais.
KERA MACKENZIE & ANDREW MAUSERT-MOONEY
STONES FOR THUNDER
En ligne du 19 janvier au 19 février
2018 | 16mm to digital | 16 mins 20 secs
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